Ce que le cube est pour l’homme (Geb), le cercle l’est pour la femme (Nout).
« Rubens, dans sa théorie de la figure humaine, prétend que le cube ou le carré est l’élément de la forme héroïque ou athlétique, qui convient à l’homme. On ne peut nier en effet, que, soit dans la forme générale, soit dans l’esquisse des traits de détail, et dans toute l’attitude ordinaire et naturelle d’un homme fort, il n’y ait une certaine coupe carré et anguleuse; que l’esquisse, au lieu d’une ligne suivie et coulante, ne présente des interruptions, causées par les os qui s’avancent, par les muscles et les tendons qui se séparent les uns des autres, et par les veines qui les croisent. C’est surtout lorsqu’un homme fait des efforts que cela devient sensible. Car, dans le repos parfait, la ligne d’esquisse s’adoucit » (Bibliothèque britannique, 1807, pp. 342-343). Rubens dit encore que: « le cercle est le second élément primitif du corps humain: Il tire son origine de l’unité, c’est-à-dire, du point qui est son centre, lequel produit le cercle dans les superficies, et le globe dans les corps; l’unité et la simplicité constitue son existence. C’est de ce cercle ou de ce globe parfait que dérive tout ce qui regarde la femme, ou tout ce qui est rond, flexible, tortu, courbe » (Théorie de la figure humaine, p. 6).
Ces observations de Rubens ont été précisées à travers la figure de Geb, le cube, et de Nout, l’icosaèdre; l’icosaèdre étant l’unique des quatre figures représentants les éléments primordiaux qui montre des courbes. Nous retrouvons l’expression de ces figures géométriques avec le fameux Zodiaque de Denderah : « l’ensemble du planisphère de Dendérah présente l’image d’un grand cercle inscrit dans un carré. Dans tous les sens, il a 7 pieds 9 pouces de développement. Le diamètre de cercle intérieur est de 4 pieds 9 pouces » (Le Magasin pittoresque, Vol. 1, p. 314).
Le Dictionnaire historique d’architecture précise que : « le cercle entier, inscrit dans un carré, est censé supporté par douze figures distribuées aux huit principaux points de la circonférence, les bras étendus comme pour soutenir le planisphère. Aux quatre angles du carré est une femme debout, et à chaque point milieu du cercle, entre ces femmes, on voit un groupe de deux hommes à tête d’épervier et agenouillés, qui sont dans l’attitude de soutenir le cadre du cercle. On doit le dire, il serait difficile à un décorateur de trouver un motif à la fois plus simple et plus varié, un ensemble plus ingénieux et mieux approprié aux convenances de la surface d’un plafond, c’est-à-dire d’une couverture horizontale » (p. 727).
Cette représentation proportionnée du carré (cube) et du cercle, le carré renvoyant à l’homme et le cercle à la femme, nous offre le premier motif à l’origine du dessin appelé l’homme de Vitruve, symbole de la mesure, du microcosme et de l’androgynie : l’homme est la mesure de toutes choses, dira Protagoras (vers 450 av. l’E.E.). L’homme de Vitruve est le nom donné au dessin à la plume que réalisa Leonard de Vinci vers 1492 d’après l’Étude des proportions du corps humain selon Vitruve. Une première ébauche de cette représentation avait déjà été proposée par Hildegarde de Bingen vers 1100, mystique allemande surnommée la Sybille du Rhin qui affirmera que : « l’homme a en lui-même le ciel et la terre » (Scivias).
Le thème de l’androgynie appliqué aux représentations du ciel (cercle) et de la terre (carré) en une figure unique vaudra cette chevelure épaisse à l’homme de Vitruve que l’on retrouve déjà dans le dessin originale réalisée par l’architecte romain lui-même vers 90 av. l’E.E; aussi, donnera-t-on plus tard cette allure efféminée aux figurations du personnage de Jésus sur la croix.
Le plan d’une église sera expressément conçu comme la figure du Christ en croix, et donc comme celle d’un homme debout avec les bras écartés; la posture de Prométhée sur le rocher du Caucase, celle d’Andromède sur le rocher d’Éthiopie. Le plan cruciforme des édifices sacrés est d’origine africaine (vallée du Nil), on le retrouve déjà en Nubie avec le Temple d’Amon de Beit-el-Wali construit au début du règne du Nebty Ramsès II, vers 1300 av. l’E.E., l’Islam aussi s’en inspirera (Mosquée Al-Hakim du Caire), le Judaïsme enfin (Synagogue de Baden-Baden).
L’origine de l’homme vitruvien doit être fixée dans le dessin que les Dogon appellent Vie du monde, image traditionnelle de la croix ansée (crux ansata), la Croix de Vie de la tradition nilotique. Marcel Griaule écrit : « Le signe que les Dogon emploient pour représenter l’univers se compose d’un personnage fait d’une tête ovale – l’œuf du monde – d’où sont sortis trois germes formant, dans l’ordre : le corps, les bras en croix, et deux jambes arquées dont la courbe est symétrique de l’ovale par rapport au bras. Ce signe qui est ditadino kine, vie du monde, s’interprète non seulement comme homme – microcosme, mais aussi comme placenta céleste (ovale supérieur) et comme placenta terrestre (ovale ouvert) que sépare l’espace figuré par la croix, laquelle indique également les points cardinaux. Il est dessiné par les chevriers dans les cavernes, sur la sacoche que portent les enfants aux fêtes des soixantenaires du sigi, sur le sol de la chambre où est disposé le malade grave, dans la grande maison de famille, ginna; le masque kanagal’exhibe symboliquement en place publique. (…) Il est un autre emploi du signe vie du monde qui affecte l’infrastructure même sur laquelle vivent les Dogon : le plan de la grande maison est conçu selon son dessin. La grande maison de famille, ginna, est composée du dembere : chambre du ventre, c’est-à-dire centrale, autour duquel s’articule une cuisine, obolom, trois magasins, kaña, une étable à chèvre, ende, et le denna, grande chambre, lui-même flanqué de l’entrée, day, et d’une étable, bel de.
Vie du Monde, signe traditionnelle dogon, figuration de la Croix Ankh à l’origine du symbole vitruvien.
De chaque côté de l’entrée et dans les angles de l’une des chambres, s’élèvent quatre tours coniques terminées en dôme, arsobo. Le plan de cet édifice s’interprète, d’une part, comme le Nommo dans sa forme animale et dont les membres sont les quatre tours. D’autre part, la cuisine et l’étable forment le placenta céleste et son homologue terrestre, ensemble figurant la tête et les jambes d’un homme couché sur le côté droit et dont chaque partie a son répondant architectural; si la cuisine rectangulaire rappelle la tête oblongue dont les yeux sont les deux pierres du foyer, le tronc est symbolisé par la grande chambre, le ventre par la chambre de travail, les bras par les deux lignes brisées des magasins, les seins par deux jarres à eau placées à l’entrée de la pièce centrale. Enfin le sexe est le vestibule qui, par un passage étranglé, mène à la chambre de travail où sont placées les jarres d’eau et les pierres à moudre. Sur ces dernières sont écrasés les épis encore frais des prémices; ils donnent une pâte liquide assimilée à la semence masculine que l’on porte à l’extrémité gauche du vestibule, symbole du sexe (féminin), pour la verser sur l’autel des ancêtres. Le plan de la maison figure donc un homme couché sur le côté droit et procréant. (…) L’ensemble du plan s’inscrit dans un ovale qui est lui-même le grand placenta d’où sont sortis, dans la suite des temps, tous les espaces, êtres, choses de l’univers. (…) Ainsi, par emboîtement successif, progresse-t-on de l’homme au cosmos, étant entendu que chaque relais contient le tout. Il y a là une série d’avatars concrets conduisant du monde lui-même à des masses de plus en plus réduites : région, village, quartier, maison. À l’extrémité de la série, comme dernier objet saisissable en entier par une main d’homme, se trouve le signe lui-même tracé dans le sable et sur les parois des cavernes » (L’Image du monde au Soudan, 1949).
L’homme couché procréant est évidemment dans la figure de Geb, et la chambre de travail figure le sein de Nout duquel va naître le Soleil. L’homme de Vitruve est une figure de l’accouplement, les huit membres représentant les deux êtres accouplés, l’homme et la femme. La position ouverte du pied gauche renvoie à la posture habituelle que tiennent les femmes debout de même qu’au mouvement circulaire que connaissent ces deux figures, le cube (la terre) et le cercle (le ciel). L’androgynie que suggère l’homme de Vitruve est aussi présente dans la tradition dogon à travers le Nommo androgyne et hermaphrodite. « La gémellité dans l’univers mythique se conçoit sur le mode de l’androgynie. On dit que Amma est comme un couple de jumeaux originels et que ce couple s’exprime par la somme 3 + 4 = 7. Or, 3 est le chiffre de la masculinité, 4, le chiffre de la féminité, 7, celui du couple, de l’unité dans le mariage, le chiffre spécifique aux jumeaux étant huit. Nommo, androgyne, éviré et sacrifié en punition des fautes commises par Ogo/Renard son jumeau sera ressuscité par Amma sous forme de jumeaux humains mixtes (…) »(F. Michel-Jones, Retour aux Dogon…, p. 72).
Circoncision et clitoridectomie chez les Dogon sont les manifestations du renoncement définitif à l’androgynie. On peut aussi se reporter au mythe de l’origine de l’espèce humaine que raconte Aristophane dans le Banquet de Platon : « mâles, femelles ou androgynes, les êtres humains étaient sphériques, d’une force et d’une vigueur extraordinaires. Dans leur audace, ils tentèrent d’escalader le ciel pour combattre les dieux. Zeus les coupa en deux comme on coupe un œuf avec un cheveu (Platon, Le Banquet, 190d) ».
La statuaire dogon offre la même codification que l’homme de Vitruve dans l’allusion et les références à l’androgynie; là où l’on donne une chevelure épaisse et tombante au personnage du dessin de Léonardo de Vinci, les Dogon montreront des seins et une barbe, ou d’autres attributs se rapportant aux deux sexes. Ainsi, comme le mentionne F. Michel-Jones, dans la tradition dogon, « nombre de statuettes cultuelles et ornementales sont hermaphrodites de façon évidente, par la conjugaison d’un sexe masculin et de caractères sexuels secondaires féminins tels que les seins, ou de manière symbolique, par des accessoires et attributs divers. L’échantillon assemblé pour notre étude de la statuaire dogon en comporte plusieurs spécimens. La planche VIII présente une statuette où coexistent seins et labret, éléments féminins, barbe et bonnet à chevrons hogonaux, éléments masculins; celle de la planche XVIII montre d’une part une arête nasale dans le prolongement de la tresse médiane (rappel de la crête dorsale féminine), d’autre part, une série de huit incisions latérales, compromis possible entre l’extension stylistique des scarifications temporales, et la figuration de la coiffure Kou-Tari (dans les deux cas parures féminines). Or, les parties génitales sont explicitement masculines » (Retour aux Dogon, p. 69).
La coiffure et le sexe, comme chez l’homme vitruvien, servent l’expression de l’androgynie. Cette tradition peut aussi expliquer les statues du Nebty Akhenaton qui revêtent explicitement un caractère androgyne, à l’image du dieu issu du culte réformé qu’il aura élevé à Tell-Amarna. Les seins gonflés de la statuaire pharaonique peuvent attestés de cette volonté de poser comme le père et la mère de l’humanité ainsi que le proposent les textes amarniens. S. Ratie note à ce propos que: « les statues du roi accentueront volontairement et probablement sous son ordre même sa morphologie féminine. En particulier celles qui le représentent totalement asexué » (La Reine Hatchepsout, sources et problèmes, p. 317).