Cheikh Anta Diop est un historien, anthropologue et homme politiquesénégalais. Il a mis l’accent sur l’apport de l’Afrique noire à la culture et à la civilisation mondiales. Cheikh Anta Diop a rassemblé les résultats de ses travaux dans le dernier ouvrage qu’il ait publié avant son décès, intitulé Civilisation ou barbarie, anthropologie sans complaisance, où il expose sa théorie historiographique, tout en tentant de répondre aux principales critiques que son œuvre a suscitées chez les historiens et « égyptologues de mauvaise foi ».
Il disait ces mots: “je crois que le mal que l’occupant nous a fait n’est pas encore guéri, voilà le fond du problème. L’aliénation culturelle finit par être partie intégrante de notre substance, de notre âme et quand on croit s’en être débarrassé on ne l’a pas encore fait complètement.
Souvent le colonisé ressemble un peu, ou l’ex-colonisé lui-même, à cet esclave du 19e siècle qui libéré, va jusqu’au pas de la porte et puis revient à la maison, parce qu’il ne sait plus où aller. Il ne sait plus où aller… Depuis le temps qu’il a perdu la liberté, depuis le temps qu’il a apprit des réflexes de subordinations, depuis le temps qu’il a apprit à penser à travers son maître (…) Toutes les questions que vous m’avez posé reviennent à une seule. Quant est ce que les blancs vous reconnaîtront-ils? Parce que la vérité sonne blanche. Mais, c’est dangereux ce que vous dites parce que si réellement l’égalité intellectuelle est tangible, l’Afrique (et la diaspora africaine) devrait sur des thèmes controversés (tels que l’origine africaine de la première civilisation humaine), être capable d’accéder à sa vérité par sa propre investigation intellectuelle et se maintenir à cette vérité, jusqu’à ce que l’humanité sache que l’Afrique ne sera plus frustrée, que les idéologues perdront leur temps, parce qu’ils auront rencontré des intelligences égales qui peuvent leur tenir tête sur le plan de la recherche de la vérité.
Mais, vous êtes persuadé que pour qu’une vérité soit valable et objective, il faut qu’elle sonne blanche. Mais ça, c’est un repli de nôtre âme qu’il faut faire disparaître (…) Moi, si je n’étais pas intiment persuadé de la capacité de chaque race à mener sa destinée intellectuelle et culturelle, mais je serai déçu, que ferions nous dans le monde. S’il y avait réellement cette hiérarchisation intellectuelle, il faudrait nous attendre à notre disparition d’une manière ou d’une autre. Parce que le conflit, il est partout jusque dans nos relations internationales les plus feutrées. Nous menons et on mène contre nous le combat le plus violent, plus violent même que celui qui a conduit à la disparition de certaines espèces. Il faut justement que votre sagacité intellectuelle aille jusque là (…) Il n’y a qu’un seul salut, c’est la connaissance directe et aucune paresse ne pourra nous dispenser de cet effort (…)
A formation égale, la vérité triomphe. Formez-vous, armez-vous de sciences jusqu’aux dents (…) et arrachez votre patrimoine culturel. Ou alors traînez-moi dans la boue, si quand vous arrivez à cette connaissance directe vous découvrez que mes arguments sont inconsistants, c’est cela, mais il n’y a pas d’autre voie”.
ENTRETIEN DE CHARLES S. FINCH AVEC CHEIKH ANTA DIOP
Cette rencontre imminente avait quelque chose à la fois d’irréel et d’audacieux. Nous allions rencontrer l’homme, le docteur Cheikh Anta Diop, qui doit être considéré comme le pharaon des études kamitique et africaines et dont les recherches audacieuses et inspirées en égyptologie, en linguistique africaine, en politologie, en histoire africaine, en anthropologie auront assurément des répercussions sur des siècles avenir. (propos de Charles S.FINCH)
Finch: Comment se fait-il que vous ayez écrit “Civilisation ou Barbarie”
Diop: “Civilisation ou Barbarie” est pour moi une sorte de résumé de tout mon travail dans lequel j’essaie d’examiner le thème du progrès dans l’étude des sciences sociales. Et, c’est pour cela que j’ai parlé d’anthropologie et de berceau de l’humanité et que j’ai démontré que l’ensemble des découvertes donne une image plus claire du passé, que l’Afrique n’est pas seulement le berceau de l’humanité, mais que les autres races, en particulier la race blanche apparaît après la race noire en Europe occidentale. Par la même occasion, j’ai aussi travaillé sur le thème de l’évolution des sociétés pour montrer que même avec la culture romaine… Il y a des choses en commun. Là aussi, je crois qu’il y a un certain rapport sur le plan philosophique. J’ai essayé, autant que possible, de faire le lien entre l’élément africain de la philosophie grecque et la philosophie africaine elle-même.
Finch: Comment ce livre a-t-il été accueilli dans le milieu universitaire?
Diop: Il y a toujours un silence de rigueur. À juste raison ? Bien sûr, du point de vue technique, le livre, comme tous les travaux scientifiques, n’est pas parfait. Cependant, il est difficile de le critiquer. J’ai été sincèrement impressionné par les jeunes chercheurs noirs américains (les professeurs Finch, Clarke, Van Sertima, Spady). Vous êtes une pléiade de Noirs américains qui êtes en route pour apporter une énorme contribution. Bruce Williams aussi. Nous l’appelons “le maillon manquant”.
Finch: Pouvez-vous parler un peu de ce qui vous a poussé à étudier l’histoire?
Diop: Bien sûr. Je me destinais à une carrière purement scientifique. J’avais reçu une éducation qui faisait de moi, un africain instruit, mais pas cultivé et j’ai ressenti un vide culturel. Mon désir de connaître mon histoire, ma culture, mes problèmes personnels (c’est-à-dire mon besoin de me réaliser en tant qu’être humain) m’a mené à l’histoire. Toutefois, je pensais que mes amis auraient fait le travail pour moi, à ma place, mais quand je me suis redu compte que rien ne se faisait, je m’y intéressais davantage. Après la guerre, je voulais devenir ingénieur-conseil en aéronautique.
Finch: Quels furent les premiers obstacles rencontrés ?
Diop: Comme d’habitude, un manque de compréhension général à cette époque parce qu’il s’agissait d’un nouveau point de vue. Nous ne savions rien de ce qui se faisait chez les anglophones. Nous étions complètement coupés des États-Unis et la plupart du monde anglo-saxon. Vous auriez peine à croire à quel point la communication lorsqu’il s’agit de la reconstruction, de l’unité noire fait défaut. Nous ne savions presque rien de ce qui se passait de l’autre côté de l’atlantique. A cette époque, il y avait dans le monde africain le même esprit de révolte qu’aux USA, mais c’était tout. À cause de ce manque de communication, nous n’avions rien du point de vue scientifique.
Finch: On dit que vous descendez de la lignée des griots Wolof. Est-ce vrai?
Diop: Non. C’est faux, mais cela ne m’offense pas.
Finch: Pouvez vous expliquez votre théorie des “deux berceaux”: celui du nord et celui du sud.
Diop: À cette époque on avançait en sociologie une théorie comme quoi la culture noire était inférieure à la culture occidentale et à toutes les autres en fait. Même les sociologues les plus compétents défendaient ce concept. Par exemple, la famille matriarcale, où la mère domine, était considérée comme inférieure aux autres. Cependant, lorsque nous étudions les différentes cultures en remontant leurs berceaux, nous voyions combien c’était ridicule et c’est pourquoi j’ai étudié la culture africaine “dans sa totalité et dans son berceau”. Cette étude a été faite pour la première fois avec une précision et une profondeur nouvelle que ne nous avait pas donné l’ethnologie occidentale. Je crois que c’est seulement en faisant cet effort de comparaison et d’étude que l’on éclairera les premières structures sociales de l’humanité.
Finch: Quelle est la relation entre la théorie monogénétique et celle des deux berceaux?
Diop: Il est certain que l’homme est né en un seul endroit. C’est un fait. On a tendance à croire que l’humanité à plusieurs berceaux, mais c’est scientifiquement faux. En anthropologie préhistorique, on ne trouve aucune preuve appuyant la thèse polygénétique, mais tout nous mène à la thèse monogénétique. S’il y avait eu plusieurs centres de développement de l’humanité, il y aurait eu des fossiles plus anciens. Prenons le cas de l’Amérique par exemple. Si elle avait traversé toutes les phases de transition, il y aurait eu des fossiles pour témoigner, mais les fossiles africains sont beaucoup plus anciens. Nulle part ailleurs, dans le monde, que se soit en Asie ou en Europe, on ne peut trouver des preuves du contraire. Les recherches les plus sérieuses montrent que tous remontent à l’Afrique. Les américains le découvrent actuellement. On est en train de trouver toutes les pièces manquantes.
Finch: Pouvez-vous expliquer les trois facteurs de votre travail de façon plus détaillés, les facteurs historique, psychologique et linguistique?
Diop: Oui, il y a plusieurs facteurs qui contribuent à la cohésion d’un peuple. Le premier est la communauté historique. En fait, bien qu’une fraction de la population africaine ait été déracinée et transportée vers les États-Unis, nous découvrons aujourd’hui notre souche commune et les liens rompus de notre communauté. Ces liens que nous sommes en train de découvrir remontent à très loin, avant même la naissance de la civilisation égyptienne. C’est ce lieu historique qui nous unit et fait la différence. Si vous avez visité des pays comme le Japon, la Scandinavie, vous verrez une communauté historique. Il ont fait leur propre histoire locale. Le fait d’avoir vécu dans le même berceau nous a moulés et transformés. Instinctivement, nous ressentons, les même choses par rapport aux mêmes réalités ( nous avons les mêmes réponses sensorielles par rapport). Par exemple, un noir américain et ont africain ont des rythmes semblables, et le même rapport à la nature. Ils ont le même sens de l’unité et ce potentiel d’unité est la conséquence d’une histoire partagée. Le troisième est l’unité linguistique. On peut perdre sa langue ici et là mais nous voyons que les deux autres unités sont fondamentales. Même, quand on a perdu sa langue, les deux autres unités suffisent à assurer la cohésion d’une race. Voilà pourquoi aujourd’hui, les lois de la communauté font partie de la culture. Pour expliciter cela, observons les israélites. Ils sont en train de réapprendre l’hébreu. Si nous entamons l’étude des langues africaines, nous serons frappés par la facilité avec laquelle nous les apprenons. D’après ce que je vois, je suis sûr que quelque chose est en train de se déclencher, ou va se déclencher pour les Noirs américains dans un proche avenir. Je pense qu’il y a beaucoup de langues importantes comme le Swahili, que les africains essaient de réapprendre, afin de pouvoir communiquer entre eux. Toutes ces langues ont la même origine.
Finch: L’une de vos thèses majeures dit que les Africains de l’ouest viennent d’Égypte ou de la vallée du Nil. Pourriez-vous exposer les preuves linguistiques et culturelles ainsi que la mythologie comparative sur laquelle s’appuie cette thèse ?
Diop: Oui. Si je considère la langue que l’on trouve sur la côte atlantique, comme Wolof…(ici Diop cite d’autres langues, mais c’est inaudible sur la cassette), la relation avec l’Égypte est évidente, depuis l’époque des pyramides jusqu’à la période classique. Le Wolof, par exemple, a évolué et s’est étendu. Il a beaucoup moins évolué que les langues romanes. J’explique cela par le fait que l’Afrique (avant la traite des esclaves), était beaucoup moins déracinée en tant que pays. Elle n’a jamais connu les invasions barbares qui ont déraciné les sociétés européennes et introduit le latin qui a donné aux langues une “touche” de romanité. Cela ne s’est pas produit en Afrique. Voilà pourquoi la langue, d’un point de vue grammaticale, est moins compliquée puisqu’elle est passée de l’égyptien aux autres langues africaines. Il y a eu des déplacements de populations en Afrique qui ont amené des changements, des modifications dans la langue, mais pas autant que chez les Européens.
Finch: J’aimerais que vous nous parliez de récentes découvertes qu’a fait Bruce Williams sur le royaume de Ta Seti. Qu’en pensez-vous?
Diop: De toute façon, c’est très important ce que Bruce Williams a rapporté c’est la pièce maîtresse qui relève qu’il y a eu trois générations avant la première dynastie. Même de nos jours il y a des jeunes chercheurs comme VERCOUTTER, qui ont trouvé une nouvelle poterie prédynastique. Des découvertes faites entre le Soudan et la région du delta montrent qu’une civilisation a effectivement remonté la vallée, du sud au nord et c’est cela qui donne du poids aux découvertes de Bruce Williams.
Finch: Avez-vous réussi à obtenir des peaux de momies égyptiennes?
Diop: Non. Il ne me les ont pas données, mais je les ai vues. Il m’ont donné un millimètre. Elle était noire, noire, plus noire que moi. Tous les échantillons que j’ai rapportés ont été pris sur des momies que j’ai examiné au Caire en 1974. Toutes sont des préparations microscopiques. Certains remontaient à la troisième dynastie. Il s’agit des momies rapportées par Mariette. Elles sont toutes au London Museum. J’ai découvert que beaucoup d’autres gens avant moi avaient fait les mêmes recherches que moi, mais ils n’avaient jamais publié leurs résultats. Je le sais parce que j’ai trouvé la peau de beaucoup de momies complètement raclées. Avec la peau, on peut savoir.
Finch: parlons du débat de l’UNESCO de 1974, mené par le professeur Obenga et vous-même. Où en est ce débat? Il y avait d’autres professeurs contre vous. Gamel Mokhtar, par exemple. Ont-ils changé d’avis depuis?
Diop: Ils savent qu’ils n’ont pas donné une version conforme aux faits. Ils ont menti. C’est une question d’éducation. Ils difficile pour eux de la reconnaître officiellement, à cause de la domination culturelle d’une race sur une autre. Ils le feront aussi longtemps qu’il y aura discrimination contre les noirs. Lorsque nous discutons de ce problème d’un point de vue scientifique autour d’une table, nous sommes en minorité. Vous avez vu le résultat du débat. C’est très important. C’est pour cela que nous avons publié le chapitre du second livre sans rien changer à nos découvertes. Cette conférence était nécessaire et c’est moi qui ai demandé qu’elle se réalise au Caire. J’étais responsable. Je leur ai dit qu’ils allaient écrire un livre qui aurait une portée internationale. Il n’y a aucune raison de sacrifier la vérité. Rencontrons-nous au Caire, leur ai-je dit. Nous discuterons calmement du problème et on saura la vérité. Au cas où ils ne voudraient pas le faire, je serais le premier à m’excuser. Et vous connaissez la suite. Ce qu’ils disent lorsqu’ils sont ensemble n’a aucune importance pour moi.
Finch : Quelles sont les orientations des prochaines études ? Est-ce la vallée du Nil, l’Égypte, la Lybie ou le reste de l’Afrique? Où nous mènerons les recherches historiques et culturelles ?
Diop: Je crois que le développement de l’égyptologie doit partir d’une connaissance directe de L’égyptien. C’est en ayant cette connaissance directe que nous pouvons sortir du cercle vicieux, laisser tomber ces débats et redonner aux l’africains le contrôle de leur véritable histoire. Les africains sont à la recherche de leur âme, leurs émotions, leur mode de pensée. Ils essaient de redécouvrir et d’effacer tout ce qui est complexe et confus. C’est pareil pour les noirs américains et toutes les autres races noires. C’est seulement par le biais des découvertes scientifiques que l’on peut vraiment triompher. L’occident n’a pas continué à regarder l’égyptologie à la lumière des nouvelles découvertes. Tant pis pour eux. Cette nouvelle conception ne peut avancer qu’avec le progrès des études africaines et nous devons aller jusqu’au bout, avec davantage de détermination pour faire avancer ces recherches.
Nations nègres et culture: De l'antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l'Afrique Noire d'aujourd'hui