Premier Africain agrégé d’histoire à la Sorbonne, prix Nobel alternatif pour ses recherches sur des modèles originaux de développement, historien et homme politique burkinabé.
Joseph Ki Zerbo s’est très tôt engagé dans la lutte pour l’indépendance et l’union africaine. Dans les entretiens qu’il vient de publier, cet homme d’action qui déclare “préférer le combat au carriérisme” se réclame d’un socialisme “forgé à partir des réalités africaines”
Quel regard portez-vous sur les jeunes et leur rapport au modèle occidental ?
Ce que je constate, c’est que l’image des jeunesses occidentales présentée par le cinéma ou la télévision suscite en Afrique de nouveaux désirs, de nouveaux rêves, et influe sur le rapport à la consommation. En affectent l’imaginaire, en induisant un désir mimétique, ces images occidentales génèrent des besoins en décalage avec la demande solvable locale. De ce décalage naît une frustration, voire une certaine schizophrénie, et de cette frustration naît une recherche effrénée d’argent, qui est devenu la valeur suprême. Au point que les gens sont prêts aujourd’hui à se laisser corrompre. Cette quête effrénée de l’argent, on peut l’observer jusque chez les paysans, qui s’empressent par exemple de vendre le coton récolté pour obtenir l’argent qui leur permettra d’accéder à d’autres biens. Ce rêve d’Occident nous mène parfois à des scènes de la plus grande absurdité : au Burkina Faso, l’un des pays les plus pauvres du monde, il n’est pas rare de rencontrer des embouteillages de Mercedes !
Vous venez de publier À quand l’Afrique ? À qui s’adresse cette interpellation ?
À l’Occident tout comme aux jeunes Africains. À l’Occident, je veux dire : nous ne sommes pas dupes. L’Afrique dont vous parlez chaque jour n’est pas encore notre Afrique. Ce qu’on nous propose, c’est de survivre, pas de vivre. Il manque l’élément bonheur. Aux jeunes Africains, je lance un appel au sursaut. Je les exhorte à se lever, à se battre. J’interpelle aussi les chefs d’État africains. Nous avons besoin de dirigeants avec une volonté politique forte, des dirigeants qui ne cèdent pas à la corruption, qui valorisent leurs propres cultures, plutôt que les valeurs occidentales, et qui favorisent un développement endogène.
Quel regard portez-vous sur l’impact des politiques de développement sur le continent africain ?
Je constate tous les jours les dégâts des programmes d’ajustement structurel imposés par la Banque mondiale – en particulier dans les domaines de la santé et de l’éducation, très affectés par l’essor de la privatisation. Il est clair que le monde de la pensée unique et du néolibéralisme, aboutissement du capitalisme occidental, ne favorise pas notre continent. Nous avons besoin d’une nouvelle théorie des rapports Nord-Sud qui tienne compte de la paupérisation rampante et nous permette d’évoluer vers un échange moins inégal. Avant, on avait des penseurs humanistes comme Nkrumah, Nasser, Fanon… Aujourd’hui, il y a un passage à vide, comblé uniquement avec les propositions de la Banque mondiale, qui ne répondent en rien aux besoins locaux.
Où situez-vous les forces de résistance ?
En partie dans les liens de solidarité sociale qui caractérisent les traditions africaines. Une solidarité que l’on voit par exemple s’exprimer en réaction à la privatisation du secteur de la santé. Malheureusement, cette solidarité décline, au contact d’autres valeurs occidentales. Je crois aussi beaucoup dans les femmes, qui assument pratiquement toute l’économie informelle et dans les artistes, en particulier les musiciens. Les œuvres de certains de nos artistes, comme Youssou Ndour et Alpha Blondy, s’exportent très bien. Porteuse d’une valeur ajoutée et d’un message culturel, elles permettent d’envisager une relation moins inégale avec le Nord.
Quel succès rencontre le discours altermondialiste en Afrique ?
Le gens sont en train de l’intérioriser car ils sentent de plus en plus au quotidien les effets néfastes des décisions qui nous sont imposées de l’extérieur. Petit à petit, les gens réalisent que nous ne contrôlons pas les paramètres décisifs, que ce soit le prix des matières premières produites sur notre sol, ou encore la valeur de notre monnaie. Ils prennent conscience que nous n’avons aucun pouvoir de négociation. Il suffit de repenser à la manière dont la dévaluation du franc CFA s’est déroulée. Une dévaluation qui, en pénalisant les importations, a eu des conséquences dramatiques, dont tout le monde a senti le contrecoup dans son quotidien. Tout cela a généré un dangereux sentiment d’aliénation – lié au sentiment de ne plus maîtriser son propre destin et, du même coup, une incertitude par rapport à l’avenir. Ce sentiment n’est d’ailleurs pas sans rapport avec le développement des sectes.