La poésie de Grobli Zirignon : Une poésie de l’universel Dr VAHI Yagué Département de Lettres Modernes Université de Cocody
Résumé
Les thématiques de l’existence, du temps et de la mort connaissent une récurrence dans la poésie de Grobli Zirignon. Cependant, chacune d’ elles est perçue de différentes façons par le poète : l’ existence est un “vide”, un néant qui n’a pas sa raison d’être parce qu’elle ne représente aucune réalité palpable. Le temps sévit en annihilant quotidiennement la vie et conduit inéluctablement à la mort qui, ne constitue pas un objet d’ angoisse dans la mesure où elle débouche sur une autre vie. Les philosophes Jean Paul Sartre, Emmanuel Levinas et Berdiaeff Nicolas abordent sensiblement dans le même sens à la seule différence qu’ ils reconnaissent l’existence en tant que phénomène traumatisant mais qui, pour être vaincue exige la responsabilité de l’homme. Les analyses effectuées çà et là, montrent que les thématiques précitées dépassent les frontières de tout pays et de tout continent, attestant l’universalité de la poésie de Grobli Zirignon et par delà de la poésie négro-africaine.
Introduction :
La poésie-négro africaine a contribué à la lutte pour la liberté du peuple nègre en s’insurgeant contre les pratiques inhumaines de l’esclavage et de la colonisation. L’esclavage aboli et l’indépendance politique des pays africains acquis, elle s’est engagée à fustiger le pouvoir dictatorial de ses dirigeants. A cette époque, on a parlé respectueusement de la poésie de légitime défense et de l’autocritique. A côté de celles-ci naquirent aussi la poésie sentimentale et religieuse. Toutes ces différentes formes de poésie fondent leurs actions sur la condition humaine, sur l’amour de Dieu ou l’amour de l’homme et sur l’homme souffrant. Malgré les preuves irrécusables d’une poésie négro-africaine dont les différents thèmes intéressent le monde, certains critiques refusent de reconnaître son caractère universel. Ils soutiennent que cette poésie s’insère dans un espace temporel et spatial précis. La présente étude veut montrer la dimension universaliste de la poésie négro-africaine bien que celle-ci soit souvent liée à l’ histoire du peuple nègre. Pour y parvenir, nous nous référerons à la poésie de Grobli Zirignon. Ce poète ivoirien a publié respectivement en 1981 et 1982 deux recueils de poèmes à titre évocateur : Epaves et Dispersions qui soulèvent les problèmes de l’existence, du temps et de la mort. Ces trois thèmes présentent les visions générales des éternels dilemmes qui se posent aux êtres humains sans aucune exception et constituent à n’en point douter l’originalité et surtout l’universalité de la poésie de Grobli Zirignon.
L’existence
Le mot “existence” vient du terme latin “existere” qui signifie “être actuellement” qu’on soit animé ou inanimé. C’est ainsi qu’une pierre, un caillou “est” de façon, inanimée. La plante “est” l’animal “est”, l’homme “est de façon animé”. Dans ce cas, l’être s’oppose radicalement au néant ; mais parmi les étants ou l’ensemble des choses qui sont, l’homme occupe une place de choix dans la mesure où il est le seul à prendre conscience de sa propre existence. L’homme se distingue de l’animal ou d’une chose parce qu’il manifeste concrètement sa présence au monde. Cette présence s’affiche et s’affirme quotidiennement par la capacité de l’homme à raisonner, à exprimer ses sentiments, ses émotions, à changer son environnement; en un mot l’homme est doté d’une intelligence. On dit alors que les choses et les animaux ont une essence invariable. Seul l’homme a une essence qu’il peut créer à tout moment grâce à son intelligence dont nous parlions tantôt. Pour Lévinas «L’existence est conçue comme une persistance dans le temps» .C’est parce que l’homme “est” dans le temps qu’il existe. En dehors de cette réalité, tout s’écroule autour de lui.
Quant au poète Grobli, «l’existence c’est du vide du vide du vide condensé»
L’existence s’assimile à un espace auquel on a ôté les végétaux, les animaux, les pierres, les cours d’eau ou points d’eau, en somme tout ce qui faisait sa beauté, lui donnait la vie et un visage plus humain. Personne ne peut disséquer le sens de son existence parce que celle-ci “est” alors qu’en réalité elle n’est point. L’homme, dans cet espace morose vogue désespérément sans pouvoir s’agripper à un objet quelconque puisque autour de lui, le “vide” s’étend à l’infini et les décombres s’amoncellent dans un désarroi inimaginable. L’existence, c’est du néant qui, quotidiennement s’accentue. Son état désastreux s’amplifie et devient toujours plus “condensé”, épais lorsque le temps poursuit sa marche ténébreuse vers une destination inconnue. Les constructions parallèles plus longues constatées au vers 3 et 4 du poème ci-dessous suggèrent une gradation, une progression négative d’une existence qui ne cesse de se confondre en un fait sans importance capitale ou de peu de valeur parce qu’elle ne renferme rien de concret et d’attrayant sinon un “vide” lugubre qui se déploie sous un arc-en-ciel de ( Levinas (Emmanuel), De l’existence à l’existant, Paris, librairie philosophique J. Vrin, 1998, p Grobli Zirignon, idem p. 22 2) misères humaines, de maux qui jonchent au bord d’un gouffre béant dans lequel l’existence a bâti son siège : dans l’abîme sans fond il y a quelque chose comme un cheveu générateur d’illusion d’existence.
Aucune existence ne connaît une durée illimitée dans l’espace et dans le temps. Elle finit tôt ou tard par emprunter le sort insipide du chaos de la profondeur. L “abîme sans fond” représente dans ce poème l’issue d’une courte ou longue randonnée que chaque être humain entreprend dans la solitude. Le début de cette expérience semble d’abord l’émerveiller mais en définitive, il s’aperçoit qu’il sombre dans une “illusion” indescriptible parce qu’il se laisse aller à vau-l’eau comme “un cheveu” dans les vagues mouvantes d’un fleuve en crue. En conséquence, l’existence traduit sans cesse l’énigme qu’on redoute parce qu’elle dépasse notre entendement : c ‘est une curieuse partenaire qui nous est proposée là monstrueuse cette chose impénétrable et galvaudée que l’existence est
L’être humain se laisse, contre son gré, entraîner dans les bras de l’existence. Il aurait voulu s’éloigner de cette “curieuse partenaire” sachant que celle-ci n’engendre qu’ amertume et déception ; mais il n’en a pas la capacité parce qu’on la lui a “proposée” à la sauvette sans qu’il n’ait au préalable le temps de réfléchir sagement avant de lier amitié avec elle. Contraint et résigné dorénavant, l’homme s’adapte à cohabiter avec cette peste “monstrueuse” dont personne n’arrive à déchiffrer ses secrets lugubres parce qu’elle est “impénétrable” est “galvaudée”, atteinte de sénilité dès qu’elle voit le jour. Face à cette énigme, l’homme perd sa sérénité et étale son indocilité : comme ces enfants dissipés qui aussitôt partis ne savent plus pourquoi ils sont envoyés ainsi nous voici là désemparés et ayant perdu toute souvenance de notre projet fondamental dans l’existence.
L’existence trouble inévitablement la quiétude de l’homme. Elle infantilise celui-ci au point qu’il pose souvent des actes incohérents et irresponsables. Son attitude provient sans doute du traumatisme que l’existence lui inflige au quotidien. En effet, la naissance de l’homme se confond avec son existence dont les péripéties sont émaillées d’épreuves difficiles à surmonter. L’homme, décontenancé, qui ne sait plus où il en est, qui ne sait plus que dire et que faire, n’a plus la maîtrise de lui-même. Etourdi comme certains “enfants” qui, une fois “envoyés” par un adulte à un endroit précis, ignore dès leur arrivée les motifs pour lesquelles ils ont fait le déplacement, l’homme erre sur terre sans aucune boussole “ayant perdu toute souvenance” de son projet fondamental dans l’existence”. Par conséquent, il ignore d’où il vient et où il va ainsi que les raisons de sa présence au monde. Son existence est donc un plaisir inopportun que le poète assimile d’ailleurs à : quelque chose comme une érection à vide.
De prime abord, l’existence semble être un phénomène attrayant qui séduit irrésistiblement l’homme. Ce faisant, celui-ci sans prendre de précaution s’y attache à merveille. C’est après un long séjour en sa compagnie qu’il se rend compte avoir commis une erreur. Il aurait dû ne pas s’émouvoir tôt comme un homme dont le pénis se met en “érection” avidement en tout lieu et en toute circonstance. Le sexe mâle qui, logiquement, est un organe de reproduction noble devient subitement “quelque chose” de vulgaire autant qu’une existence vile et destructrice du souffle de vie. Dans cette atmosphère malsaine, l’homme se débat pour se défaire des maux que ce mauvais compagnon propage au sein de la société humaine. L’épreuve étant difficile à endurer, l’homme adopte une attitude qui n’échappe pas à la vigilance du poète : exister c’est fouler l’autre au pied au moins symboliquement. L’existence ressemble à un vaste champ de bataille où règne une insécurité totale. Hommes et femmes cherchent alors des voies et moyens pour fuir les combats. En conséquence, personne n’ose faire attention à la présence de ” l’ autre”. Chacun se permet même de “fouler” celui-ci “au pied” dans sa course effrénée vers un havre de paix. L’adverbe de manière “symboliquement” modifie l’attitude involontaire de l’homme envers ses prochains. Laquelle attitude trouve son origine dans le choc émotionnel violent causé par l’existence sur l’être humain. Cette torture physique orchestrée par l’existence prend effet dès la naissance de l’homme comme le souligne mélancoliquement Grobli : exister c’est être jeté dehors et réduit à tourner comme une âme en peine autour de la maison fermée. Pour le poète, le fœtus jouit d’une sécurité et d’une protection relative pendant les neuf mois qu’ il doit passer dans les entrailles de la mère ou du moins dans cette “maison fermée” dans l’enceinte de laquelle aucun être extérieur ne viendra perturber ou nuire à son existence. Après sa maturation, il va évidemment y sortir. C’est en ce moment qu’il sera condamné à affronter, contre son gré, les difficultés et les tourments existentiels. Personne ne peut se défaire de ce fardeau que l’existence nous impose inéluctablement. Celui-ci constitue d’ailleurs l’un des éléments majeurs de la condition humaine. Jean-Paul Sartre aborde dans le même sens quand il affirme : «Si j’existe, c ‘ est parce que j’ai horreur d’exister (…) C’est moi qui me tire du néant auquel j’aspire : la haine, le dégoût d’exister; ce sont autant de manière de me faire exister de m’enfoncer dans l’existence» L’homme ne peut prétendre exister réellement lorsqu’il ressent une vive “horreur d’exister”. Là, nous nous rendons compte que l’existence n’est pas de tout repos. Elle vicie sans cesse l’environnement ambiant de l’homme et traîne celui-ci dans un vif tourbillon d’angoisse. En conséquence, l’homme cherche une échappatoire pour se “tirer du néant” que constitue son existence. Jean-Paul Sartre pense que les sentiments que chacun de nous éprouve à l’égard de son prochain en l’occurrence ” la haine, de dégoût, la joie, la tristesse…” combattent lie vide qui nous entoure et nous fait “enfoncer dans l’existence” ou fonde les raisons concrètes de notre présence au monde ; d’où l’importance d’autrui dans notre projet individuel d’existence. L’homme qui persiste alors dans la solitude court de réels dangers comme l’indique Emmanuel Levinas «L’existence traîne un poids ne fût-ce qu’elle-même qui complique son voyage d’existence». A partir de cet instant, celui qui la porte seule, risque de succomber s’il ne prend garde. Si autrui occupe une place primordiale dans notre existence, il n’en est pas pour autant responsable.
«La première démarche de l’existentialisme est de mettre tout homme en possession de ce qu’il est et défaire reposer sur lui ta responsabilité de son existence» . Tout être humain donne une orientation à son existence comme bon lui semble. Il en est le seul guide. Alors que pour Grobli, ‘L’existence s’assimile au néant, à un ” vide condensé” ou à un phénomène qui nous entraîne vers un horizon inconnu, faisant de nous sa proie, les existentialistes, quant à eux, pensent que nous avons la possibilité de faire de notre existence ce que nous souhaitons qu’elle soit. Il suffit tout simplement d’en avoir la volonté. Au terme de la première partie de ce travail, nous constatons que l’existence constitue l’un des faits majeurs de notre raison d’être au monde. En effet, personne ne lui échappe et la poétiser dénote son universalité.
Le temps
Le lexème “temps” vient du latin “tempus, temporis “qui veut dire durée, époque, être ou moment. Le temps désigne un milieu indéfini où semble se dérouler la succession des phénomènes. Pour les empiristes, le temps est un ordre de relations construites ; l’ordre des successifs (qui est l’ordre des cœxistants) et pouvant, d’ailleurs se construire à partir de celui-ci par l’expérience et l’habitude. Pour les métaphysiciens et les théologiens, le temps est le mode d’être de ce qui passe par opposition à l’éternité, qui est le mode d’être de ce qui demeure. Saint Augustin soutient que le temps est insaisissable et nul ne peut le définir. Ses multiples interrogations sans réponse l’attestent «qu’est ce, en effet, le temps? Qui serait capable de l’exprimer facilement et brièvement? Qui peut le concevoir même dans la pensée assez facilement pour exprimer par des mots l’idée qui s’en fait?» . Le temps constitue pour l’homme une véritable énigme, un dilemme qui ne possède encore aucune réponse. Nous le représentons vaguement dans notre “pensée” et aucun lexicologue ne peut le définir ” assez nettement” par des “mots” précis ou exacts afin de traduire sans heurt “l’idée” qu’on “s’en fait”. En conséquence, «Le problème du temps est le problème fondamental de l’existence humaine». Pour l’homme, 1e temps est d’une importance capitale. Les gestes qu’on accomplit quotidiennement, les actes que nous posons, les relations qu’on entretient avec autrui, le travail qu’on effectue tous les jours, les voyages qu’on entreprend et la pensée qui nous anime se réalisent dans l’espace et surtout dans le temps. L’homme ne saurait se défaire du temps. Celui-ci est donc le fondement, l’élément majeur et essentiel qui le guident et le possède irrésistiblement. Pour Emmanuel Kant, «Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les intuitions (…) sans lui, toute réalité du phénomène est impossible». Sartre (Jean-Paul), L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1970, p Augustin (Saint), Les Confessions, Paris, Garnier, 1976, p Berdiaeff (Nicolas), Cinq Méditations sur l existence, Paris, Montaigne, 1936, p Kant (Emmanuel), Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1972, p.61 6
Le temps concrétise et objectivise la chose et l’être. Ces derniers existent à l’intérieur et sous la pression d’un temps absolument nécessaire et primordial. En dehors de lui, “toute réalité du phénomène est impossible” ou se confond au néant sans vie et sans forme physique visuelle car «Le temps existe parce qu’existe l’activité, l’action créatrice» . L’ensemble des facultés de l’homme, les aptitudes ou ses ardeurs à agir et ses occupations s’inscrivent dans le cours ininterrompu du temps. Ce faisant ” l’activité ” ou “L’action créatrice” de l’ homme est intimement liée à la réalité temporelle dans laquelle ce dernier beigne constamment. Au fur et à mesure que l’être humain savoure les délices de la vie, le temps l’amenuise dangereusement. Cette tragique et angoissante réalité omnibule Grobli Zirignon quand il affirme : c’est atroce l’existence on est là et on se demande ce qu’il faut faire de ces heures qui s’égrènent. Le poète reconnaît la victoire du temps sur tous les êtres humains. Il s’avoue même vaincu d’avance et se contente d’étaler verbalement les aptitudes destructrices de celui-ci. Il l’accuse de rendre” atroce l’existence” ; ce qui signifie que le temps enlaidit la vie en lui soutirant toute sa beauté, toute sa splendeur. Face à la rage dévastatrice du temps, on est là impuissant et décontenancé, puisque nous sommes convaincus qu’aucune force ne peut mettre un terme aux maux que le temps propage tous azimuts. Las de subir sa monstruosité inimaginable, le poète “se demande ce qu’il faut faire” parce qu’il poursuit tragiquement son chemin ; et les “heures qui s’égrènent” intensifient l’angoisse et la misère humaine. Le poète pense alors que la mort est une délivrance, une aubaine pour fuir les atrocités traumatisantes et annihilantes du temps. Les agitations vicieuses et constantes provoquées par celui-ci vont connaître une fin heureuse comme l’indique Grobli : Ah que le temps n’est-il réversible et ne pouvons-nous pas re-devenir tout petits pour re-tourner dans le sein de la bonne mère et nous reposer un peu loin des tensions de ce monde tourmenté. Le poète n’a pas, quant à lui, la prétention de fuir le temps et ses avalanches d’angoisses. Il s’enlise plutôt dans un regret mêlé de désespoir. Car l’impuissance de l’homme face au temps s’affiche cruellement dans le quotidien de tous les mortels. En effet, l’homme ne peut pas revenir sur le passé et ( Berdiaeff (Nicolas), op cit, p Grobli (Zirignon), op cit p Idem, p.60 ) tenter de réparer les erreurs qu’il a commises. Il lui est aussi impossible d’anticiper sur le temps. GROBLI souhaiterait vivement re-devenir tout petit “pour jouir agréablement des beaux jours du paradis perdu de sur enfance; mais malheureusement, il réalise son incapacité à atteindre son objectif puisque cette possibilité l’amènerait à renaître, à retourner au point de départ de son existence. Personne n’a le pouvoir de revivre sa propre “conception ” ou de se métamorphoser en foetus dans la matrice de sa mère afin de recommencer une nouvelle vie. On ne peut plus aller “séjourner dans le sein de la bonne mère” pour s’y “reposer peu”. Les souhaits pressants du poète pour reconquérir le passé et se projeter sur l’avenir sont inévitablement voués à l’échec. Il n’aura jamais l’opportunité ni de revivre le passé ni de changer le cours du temps. Celui-ci continuera à nuire atrocement à l’existence humaine, à intensifier les “tensions de ce monde”; s’en éloigner serait une vainc illusion: Et le temps passe et nous vieillissons et vers la mort nous sommes entraînés. L’existence est la somme d’une vie traversée çà et là par le temps. Un temps impétueux, dévastateur qui nous emporte et emporte tout ce qui nous est cher, qui enlaidit par la vieillesse tout ce qui était beau. L’emploi de la conjonction de coordination “et” vient corroborer l’idée d’errance et de dispersion de l’existant -de celui qui vit-. Elle exprime 1a gradation ascendante d’une existence qui conduit inéluctablement à mort. Somme toute, la thématique du temps traverse l’individu et s’adresse à tout être humain sans exception. La poésie de Grobli Zirignon qui en fait son sujet d’ancrage est donc universelle.
La mort
La mort est la cessation définitive de toute vie biologique, le point final de toute existence. C’est un arrêt des mécanismes biologiques propres à tout être vivant. Pour Emmanuel Levinas, la mort «c’est l’arrêt d’un comportement, l’arrêt de mouvements expressifs et de mouvement ou processus physiologiques». 21 L’arrêt de ce mécanisme, de ce comportement et de ces mouvements expressifs est l’une des certitudes inéluctables de la vie d’un être humain. La mort est donc la seule chose au monde dont on est entièrement sûr. Amadou Hampaté Bâ l’affirme en ces termes : Les êtres sont prisonniers. Grobli Zirignon, op cit, p Levinas (Emmanuel), La mort et le temps, Paris, Herne, 1971, p.13 8
Prisonnier de la mort implacable l’homme est une proie pour la mort. Elle entrave notre existence et personne n’arrive à apaiser sa violence et sa colère. Pour Grobli Zirignon, l’être humain est contraint d’affronter quotidiennement le temps qui le conduit vers la mort : C’est tout le temps qu’on meurt et da mort clôture elle arriva toujours par-dessus le marché comme la chiquenaude fatale. Nous mourrons “tout le temps” car le temps qui s’écoule nous écoule, nous emporte. Il faut ajouter à cette réalité l’ambivalence pulsionnelle avec la présence simultanée du couple temps/vie et la domination du premier (temps) sur le second (vie). La mort arrive toujours contre vents et marrées et contre la volonté des vivants ; c’est donc “une chiquenaude fatale”, un coup violent que personne ne peut éviter. L’existence humaine se traduit toujours par sa précarité. Elle s’illumine pendant un instant et s’éteint par la suite : l’existence humaine est-elle différente de cette flamme qui tremble dans le vent du soir et que la mort va moucher. Une lumière aussi vive soit-elle résulte d’une combustion. Elle s’atténue progressivement jusqu’à former une obscurité. Nous pouvons assimiler “l’existence humaine” à une “flamme” ardente qui, après avoir consumé la matière diminue d’intensité pour se transformer en une nuit opaque et lugubre. “L’existence humaine” finit tôt ou tard à s’abîmer et à disparaître contre le gré de ceux qui vivent. C’est pour cette raison que Grobli considère l’homme comme une “banane” que Dieu grille quand il la désire : l’homme est une banane la banane de Dieu que Dieu grille au feu de l’existence et qu’il consomme. Hampaté Ba (Amadou), Kaydara, Dakar, NEA, 1978, p Grobli (Zirignon), idem, p Grobli (Zirignon), op cit, p.41 9
La banane est un fruit périssable. Elle se consomme dès qu’elle atteint sa maturité, sinon elle devient un produit avarié. L’homme a une durée de vie limitée dans le temps, la banane l’est aussi. Il est mortel et son existence s’assimile à celle d’une “banane” que “Dieu grille et consomme” à sa convenance. L’existence humaine est donc synonyme de déchéance, de peine, de déboire, de misère et d’angoisse. Elle nous entraîne inévitablement dans la tourmente et la consternation : l’existence cette maladie dont on ne guérit que par la mort . Pour 1e poète, l’existence s’assimile à une infection qui désagrège le corps et entraîne le disfonctionnement de l’organisme. La mort est le seul remède qui soigne et qui guérit cette maladie qu’est l’existence. Malgré les souffrances que la mort nous inflige au quotidien, Grobli reste digne et confiant : la mort ça n’existe pas mourir c’est devenir Dieu et pour l’homme c’est réaliser le plus cher de ses voeux Cette conception est unanimement partagée par les négro-africains. En effet, ceux-ci pensent et croient fermement que l’homme après sa mort rejoint ses ancêtres dans l au-delà pour y mener une vie éternelle. Mourir, c’est entrer dans l’éternité. Grobli le souligne en ces termes : «la mort c’est la paix des braves» Synonyme de repos éternel, la mort ne se sent vaincue lorsqu’on l’affronte avec courage et détermination. Le brave accepte de mourir en se sachant victorieux sur la mort. Croit-il à une éventuelle réincarnation ou à un prolongement de la vie dans l’au-delà? Tout pense à le croire comme nous l’indiquions tantôt parce que le poète garde sa sérénité devant un phénomène aussi cruel. Pour assaisonner sa dose de bravoure, il se fait aider par l’art : au moyen de l’art et autres fadaises nous nous efforçons de remplir le trou de l’ek-sistence. Ibidem p GROBLI Zirignon, op cit, p Idem, p.82 10.
L’artisan de la beauté, celui qui s’adonne à la peinture, à la musique, à la gravure… et à d’autres petites occupations anodines tue en lui les affres ou les tourments de l’existence et de la mort. L’art n’est pas un jeu d’enfant, un moyen hypocrite à vouloir masquer la paresse ou la lâcheté. Loin s’en faut; car l’art permet à l’homme à ne jamais s’enliser dans les pensées négatives et à reconsidérer la mort comme un épiphénomène : tout n’est pas englouti dans l’universel naufrage des choses il reste encore la culture cette bouteille à la mer ce fossile cette épave signe dérisoire de la volonté d’éternité de l’ homme . Malgré la cruauté de la mort, le poète ne sombre pas dans le pessimisme. Pour lui, l’homme n’est pas un être totalement et définitivement condamné. Il y a toujours quelque chose de sa vie ou de ses actes qui lui survivent. De ses restes, de ses débris et de ses ruines, ” dans l’universel naufrage des choses”, l’on peut y extraire la culture. Tout n’est donc pas perdu. La culture est un élément de cette épave humaine qui résiste à la mort. Elle lamine les aléas climatiques et la virulence du temps. Le poète l’assimile à une “bouteille à la mer” qui reste toujours en surplomb à la surface de l’océan dont les vagues n’arrivent jamais à la rejeter sur la berge. L’homme est certain de sa propre mort ; mais la culture constitue le “signe dérisoire de sa volonté d’éternité”. En définitive, la mort demeure, à jamais une issue fatale pour tout existant- celui qui vit-. Elle est une certitude indéniable et donne à la poésie de Grobli Zirignon une dimension universelle.
Conclusion :
Grobli Zirignon ne donne aucun sens à l’existence qui, pour lui n’existe pas. Elle ne renferme rien de visible, de concret, ne possède aucune matière. Son contenu n’est jamais garni. L’ existence présente une zone vaste et creuse que personne ne peut combler. Elle manque de densité parce qu’elle s’assimile à une fosse abyssale dans un espace sans nom où il n y a rien pour se maintenir. Et tous les êtres humains vont tôt ou tard s y engloutir. Jean-Paul Sartre, Emmanuel Levinas et Berdiaeff Nicolas reconnaissent l’existence de l’existence. Mais, ils recommandent pour y faire face, une prise de conscience et de responsabilité de l’homme. 29 Ibidem, p ibidem, p.4 11
La mort n’émeut pas Grobli Zirignon. C’est un épiphénomène. Elle ne doit pas être l’objet d’une angoisse parce qu’elle conduit à une autre vie. D’ailleurs, il propose de la combattre en ayant recours à la culture. Paradoxalement, il reconnaît la menace du temps. Celui-ci enlaidit par la vieillesse ce qui était beau et conduit inéluctablement à la mort. En conséquence, les phénomènes de l’ existence, du temps et de la mort constituent, après l’analyse de différents points de vue des auteurs, une préoccupation constante pour tous ceux qui vivent. Ils intéressent le monde, l’univers dans sa totalité et s’étendent donc à l’ensemble des êtres et des idées. L’existence, le temps et la mort mettent en relief la contingence de la condition humaine. Ce faisant, Grobli Zirignon, en traitant les thèmes précités dans sa poésie donne à celle-ci un caractère universel.
Bibliographie 1- Grobli (Zirignon), Epaves, Abidjan chez l’auteur, 1980 (Corpus) 2- Grobli (Zirignon), Dispersions, Paris, Silex, 1982, (Corpus) 3- Augustin (Saint), Les confessions, Paris, Garnier, Berdiaeff (Nicolas), Cinq méditations sur l’existence, Paris, Montaigne, Hampaté Ba (Amadou), Kaydara, Dakar, NEA, 1978, 6- Kant (Emmanuel) Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1972, 7- Levinas (Emmanuel), De l’existence à l’existant, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1998, 8- Levinas (Emmanuel), La mort et le temps, Paris, Herne, Meschonic (Henri) Pour la poétique 1, Paris, Gallimard, Sartre (Jean Paul), La Nausée, La nausée, Paris, Gallimard, Sartre (Jean Paul), L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, Todokov (Tzvétan), 2. Poétique,