Dès son premier recueil, Epaves (1981), Grobli Zirignon avait donné le ton. Il s’était affirmé poète de l’exil, de l’errance sans fin.
Il avait chanté l’existence de l’homme apatride en quête de son unité perdue. Dispersions (1982) avait amplifié le thème de l’émiettement de l’existence de l’homme « jeté en pâture » dans l’univers, aux bons soins de la mort omniprésente dans un Désert insondable. Tout se passe comme si le poète, le long de cet itinéraire, gravitait, tel un protozoaire, autour d’un noyau central, placé entre la mort, l’existence, et la vraie Vie, ce leurre qui n’en finit pas de nous distraire de notre cheminement irréversible vers rien.
Ici et maintenant, le poète pose un point de suture pluriel, renouvelé, sur la peau de l’existence blessée à mort. Mais la parole forte n’est qu’un baume embellissant la balafre du corps pendant que le cœur saigne toujours. L’existence devient, par la même occasion, une longue thérapie.
Dans sa boite à pharmacie, le poète existant a déposé pour son bonheur et pour le nôtre, juste une goutte d’expérience personnelle en deux ou trois pages ; puis un magnifique bouquet de fragments traduits de l’ek-sistence, du Langage, du Savoir, de Dieu, de l’Autre .
Au fond de la pharmacie, des miettes de philosophie sont recouvertes de poussières de psychanalyse.
Le tout reste englobé dans la mouvance d’un beau mythe dogon. Ici donc, le fleuve Héraclite avoisine avec le désespoir kierkegardien ou l’être-là de Heidegger. L’existence est un drame qui se joue non pas entre l’être et le néant, mais plutôt entre le non-être et la folie. Et le poète s’est situé quelque part, entre Sade et Kant. Cependant, la figure du chacal errant, Ogo, semble dominer tout ceci. Point de suture n’est autre qu’un hymne à la quête initiatique du double introuvable. Autour des fragments il y a le vide, la page blanche, le mur de la mort contre lequel l’existant se heurte sans cesse et donc le spectre doit être exorcisé :
« Il faut tuer la mort
il faut tuer la mort
il faut tuer la mort
pour faire vivre la vie
il faut tuer la mort ».
Mais comment tuer la mort si la guerre est un viatique, si Polémos comme le disaient les présocratiques est le Père de toutes choses ? L’ek-sistant, cet éternel déporté n’a pas le choix. Mis en croix entre deux interdits : le caveau béant de la Mort qui ne meurt pas et la guerre permanente. Ou bien il tombe dans le « trou-fondement » de la mort-vivante ou bien il revêt courageusement et avec fierté sa toge de condamné à vie. Mais dans un cas comme dans l’autre, il fait la ronde, sans but, à l’instar d’une sentinelle fidèle à son poste ou un oiseau en cage. Malheureux, privé de jouissance, frustré.
S’il lui arrive d’émerger de ce vertige nécessaire, il se redressera, responsable comme un JE. Il fera des bulles et des ronds au-dessus de la mer, cet Autre fondamental qui a pour figure la Mère dévoreuse, tentaculaire, envahissante.
Côté cour. Les bruits du Langage, ces signaux de détresse que nul ne capte constituent le corollaire incontournable de toute déportation. Pourvu que l’ek-sistant parle tout haut s’il le faut, sans nul souci de la présence et du regard de l’autre, pourvu qu’il fasse, en clown solitaire, son numéro de cirque ; qu’il s’amuse, à marcher tel un funambule sur une corde raide, mieux, un caïman-pont branlant, suspendu entre ciel et terre au-dessus de la mer.
Côté jardin. Il faut imaginer le poète-existant comme un Robinson sans son Vendredi. Echoué Nulle Part, il cassera la Pierre dans l’ile déserte. Il s’engagera corps et âme, en homme libre à conquérir un « polder » sans cesse menacé de désertification. Il y fera pousser non la tulipe mais « la rose/la rose des sables », à laquelle il s’identifiera bientôt.
Ainsi aura-t-il le loisir d’apercevoir, à la faveur du beau temps, des « fulgurances » du Ciel sur la Terre. Quelques parcelles de Paradis s’ouvriront à ses pieds. Espaces illusoires et chimériques, lampions venus d’ailleurs. Il les baptisera Vérité, Foi, Dieu… ces leurres-viatiques qu’il aimera à mort. Une belle histoire d’amour, avec, en prime, un rendez-vous manqué. Dieu, en effet, « notre double parfait » et par surcroit la plus séduisante des idées, restera absent. A jamais. Le tête à tête rêvé, avec le Père, n’aura pas lieu.
Et ce sera l’assomption glorieuse du JE de l’artiste dans l’ordre du symbolique. Il aura tout perdu hormis la conscience aigüe de la duperie universelle.
Alors le poète se fera prophète :
« Je suis le messager du Destin
et au monde j’apporte
la parole forte
dispensatrice de la vie glorieuse ».
Et il se sent bien dans sa peau, celui là qui, sur sa croix, a le temps défaire un clin d’œil complice à ses compagnons d’armes de tous les temps : Socrate le juste, le doux Jésus, Mandela le déporté à vie.
Il occupera le trône vide de dieu, aura « charge d’âmes, assis au chevet de ce, cette « chose choquante » déposée là, sans Auteur, en plein « Carrefour ». Cette mission prométhéenne est le lieu de la réconciliation de soi avec soi.
Le monde sera l’œuvre de l’artiste-existant ou sera rien. Mais « il y a de l’UN » comme le voulait Lacan. C’est pourquoi l’existant-thérapeute vaincra, malgré tout, la tentation du suicide.
Grobli ne traite jamais. Il reste toujours épinglé « à la question ».