En janvier dernier, Rosita Destival, guadeloupéenne descendante d’esclave, décidait, soutenue par le conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), d’assigner en justice l’état français et demandait réparation pour crime contre l’humanité. Elle s’appuyait pour cela sur la loi n°2001-434 du 21 mai 2001, dite “Loi Taubira”, qui reconnait que la traite négrière et l’esclavage constituent un crime contre l’humanité.
Le 10 mai dernier, à l’occasion de la Journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage (la loi Taubira a été adoptée par le Sénat le 10 mai 2001), le CRAN annonçait qu’il assignait en justice la Caisse des Dépôts et Consignations lui demandant réparation pour s’être enrichie au XIXe siècle aux dépens d’Haïti, en profitant de crimes contre l’humanité : la traite négrière et l’esclavage.
L’esclavage a été définitivement aboli en France en 1848. On peut s’étonner que des actions en justice soient intentées en 2013, soit 165 ans après l’abolition. Mais n’est-il pas aberrant qu’il ait fallu attendre 2001 pour qu’une loi française reconnaisse que la traite négrière et l’esclavage sont des crimes contre l’humanité ?
La loi de mai 2001 représente un pas en avant, c’est indéniable, mais doit-on en rester là ?
Les descendants des victimes de la traite négrière et l’esclavage peuvent-ils obtenir des réparations ? Et si oui, de quelle nature ?
La question des “réparations” soulevée depuis plusieurs années, reste un sujet de dissension. Ainsi, la proposition de loi Taubira comportait un article 5 incluant un paragraphe concernant les réparations : « Il est instauré un comité de personnalités qualifiées chargées de déterminer le préjudice subi et d’examiner les conditions de réparation due au titre de ce crime ». Cet article fut abrogé en commission des lois et ce n’est qu’après suppression de la partie concernant les réparations que la loi fut votée à l’unanimité par l’Assemblée [1].
Malgré les actions menées en ce domaine depuis plusieurs années, les réponses apportées aux demandes de réparation ont peu évolué. C’est la raison pour laquelle le CRAN, qui souhaite qu’un débat intervienne sur cette question, s’est décidé à des actions judiciaires.
Que sont les réparations ?
En droit, les réparations se définissent comme des « dispositifs légaux, moraux, matériels, culturels ou symboliques mis en place pour indemniser après un dommage de grande envergure, un groupe social ou ses descendants, de manière individuelle ou collective » [2]. Des règlements internationaux prévoient des réparations en cas de dommages de grande ampleur : génocide, crime de guerre, crime contre l’humanité…. Ainsi, à la suite de la première guerre mondiale, la France a-t-elle obtenu des réparations de l’Allemagne à titre de dommages de guerre.
Le crime contre l’humanité est imprescriptible
Louis-Georges Tin [3], président du CRAN, s’oppose à l’idée que les réparations liées à l’esclavage soient indues car relatives à un fait trop ancien [4]. En droit français et international, un crime contre l’humanité est imprescriptible :
Loi n° 64-1326 du 26 décembre 1964tendant à constater l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité : « Les crimes contre l’humanité, tels qu’ils sont définis par la résolution des Nations Unies du 13 février 1946, prenant acte de la définition des crimes contre l’humanité, telle qu’elle figure dans la charte du tribunal international du 8 août 1945, sont imprescriptibles par leur nature. » |
Donc, demander réparation 165 ans après ne pose pas de problème d’un point de vue légal. Par ailleurs, L-G Tin rappelle qu’une des raisons de l’imprescriptibilité d’un crime contre l’humanité est qu’à cause de l’énormité des dommages causés, une longue période de temps est souvent nécessaire à la population qui en a été victime, pour se reconstituer et être capable de porter plainte. Il faut souvent attendre plusieurs générations. Et c’est bien le cas pour l’esclavage. Après l’abolition en 1848, la vie des affranchis travaillant dans les plantations a peu changé. Aucun moyen financier ne leur ayant été accordé, ils ont continué à être exploités et à travailler pour leurs anciens maitres pour des salaires de misère. Cependant, fait paradoxal, en 1849 des indemnités ont été versées aux propriétaires d’esclaves pour les dédommager de la perte de leur “outil de travail”… gratuit ! Ce sont les esclavagistes qui ont reçu des réparations… ! Pour les anciens esclaves, être “libre” était bien suffisant…
- Abolition de l’esclavage à la Martinique le 23 mai 1848
Les réparations au niveau international
Ce sujet, peu débattu en France, a donné lieu à de nombreuses discussions au niveau international. Ainsi, lors de la troisième conférence mondiale sur le racisme organisée par les Nations Unies, qui s’est tenue à Durban (Afrique du Sud) du 31 août au 8 septembre 2001, les États ont reconnu que « l’esclavage et la traite des esclaves, en particulier transatlantique, constituent des crimes contre l’humanité ». Qu’ils sont les « principales sources et manifestations du racisme, de la discrimination raciale, de la xénophobie et de l’intolérance » et que les « victimes de ces actes continuent à en subir les conséquences ».
Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée. Durban (Afrique du Sud) 31 août – 8 septembre 2001 Article 13. |
Cependant, lorsqu’un certain nombre de pays africains ont demandé que des réparations soient versées par les États ayant participé à l’esclavage, les États européens se sont opposés à cette requête…
Des réparations ponctuelles ont été mises en place aux Etats-Unis
Aux États-Unis, la question des réparations a été maintes fois soulevée : en 1865, lors de l’abolition de l’esclavage, des propositions de loi ont été déposées à ce sujet, mais le président Andrew Johnson (sudiste pro-esclavagiste) qui a remplacé Abraham Lincoln après son assassinat, s’y est férocement opposé [2]. Depuis cette date, de nombreuses actions ont été menées pour obtenir des réparations pour les descendants d’esclaves. Cependant, seules quelques actions en justice, individuelles, ont donné lieu à des indemnités.
Martin Luther King, favorable aux réparations liées à l’esclavage, rappelait que « l’esclavage était à la fois une privation de liberté et une privation de salaire [1]. Alors que les esclavagistes ont pu léguer une fortune à leurs descendants, les esclaves eux, n’ont pu léguer que leur misère. …Aucun amoncellement d’or, si gros soit-il ne sera suffisant pour compenser l’exploitation et l’humiliation subies par les Noirs d’Amérique au cours des siècles… Mais on pourrait cependant fixer le prix de ce “retard de gages”… Le remboursement des préjudices subis se traduirait par un vaste programme gouvernemental instituant des mesures de compensation. »
Plus récemment, la proposition de loi déposée pour la première fois en 1989 par le député démocrate John Conyers demandait que soit créée une Commission chargée d’évaluer la discrimination raciale et économique envers les Afro-américains consécutive à l’esclavage (les répercussions de l’esclavage et de la discrimination sur leur vie aujourd’hui), la légitimité de compensations, leur montant et leurs conditions d’éligibilité [1]. Cette loi, redéposée régulièrement depuis 1989, a toujours été repoussée. Cependant, la proposition de J. Conyers a le mérite d’avoir relancé régulièrement le débat dans la société civile.
En relation peut-être, une loi de transparence au sujet de l’esclavage a été votée en 2000 en Californie [1]. Cette loi obligeait les compagnies d’assurances désireuses de travailler avec l’État à révéler si elles avaient bénéficié par le passé de la traite négrière. Les recherches effectuées ont montré qu’effectivement, de nombreuses compagnies avaient vendu des couvertures assurantielles à des esclavagistes pour assurer la perte qu’ils subissaient lorsque des esclaves étaient blessés ou tués. Il s’agissait donc bien de profits issus de l’esclavage.
Les années qui suivirent, des textes similaires furent votés, dans d’autres États ou villes américaines, sans devenir une loi fédérale. En 2005, suite à la loi en vigueur à Chicago, la compagnie JP Morgan Chase, une des premières banques d’affaires mondiales, fut contrainte de reconnaitre que deux banques de Louisiane dont elle était issue, avaient possédé des esclaves entre 1830 et 1865. Des esclaves étant acceptés en guise de caution lors de la délivrance de prêts, la banque devenait propriétaire des esclaves lorsque des possesseurs de plantations se retrouvaient en défaut de paiement. Suite à cela, JP Morgan Chase a mis en place un programme de réparation de 5 millions de dollars, consistant en bourses d’études pour des jeunes afro-américains de Louisiane. De même, plusieurs banques américaines (Bank of America, Wachovia Corporation, Lehman Brothers…), convaincues d’avoir bénéficié de l’esclavage par le passé, ont mis en place des programmes de réparation.
Ces exemples montrent bien qu’il n’est pas aberrant de demander et d’obtenir des réparations pour les préjudices liés à l’esclavage même si de nombreuses années se sont écoulées depuis l’abolition de celui-ci.
Haïti, une Histoire particulièrement troublée
Pour comprendre pourquoi le CRAN a assigné en justice la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC) pour s’être enrichie aux dépens d’Haïti, un rappel historique est nécessaire [5].
En 1776, l’île de Saint-Domingue a été séparée en deux parties, la partie orientale, colonie française et la partie occidentale, possession espagnole, plus vaste mais moins peuplée. Le milieu du 18e siècle fut une période de grande prospérité pour le Saint-Domingue français, premier exportateur vers l’Europe de café, sucre, indigo et coton. Le travail des esclaves, soumis à une oppression particulièrement sévère dans les plantations, a joué un rôle important dans cette accumulation de richesses.
En 1789, coexistaient dans la partie française de Saint-Domingue environ 25.000 Blancs : “Grands Blancs”, propriétaires de plantations, et “Petits Blancs”, bourgeoisie et peuple des villes, 25.000 Mulâtres ou Noirs libres et 400.000 Noirs esclaves. La Révolution française provoqua de profonds bouleversements dans l’île : opposition des grands propriétaires alliés de la noblesse, réclamations égalitaires des “Petits Blancs” et des “Libres de couleur”, insurrections d’esclaves. Il en résulta une guerre d’indépendance très violente à partir de 1791, avec intervention des armées anglaise et espagnole, et l’arrivée au pouvoir de Toussaint Louverture.
Quelques moments importants de la révolution haïtienne • La Convention accorde la liberté aux Noirs en 1793 et l’égalité des droits politiques en 1794. |
En 1825, la France reconnait l’indépendance d’Haïti mais « à condition que les habitants de la partie française de Saint Domingue versent la somme de 150 millions de francs destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité » (ordonnance du 17 avril 1825 signée par Charles X). Cette ordonnance est accompagnée de l’envoi dans les Caraïbes d’une flotte de 14 navires de guerre et le président d’Haïti, Jean-Pierre Boyer, est contraint d’accepter. Cette indemnité représente une charge écrasante pour la jeune république dévastée par les vingt années de luttes intestines. Elle sera ramenée à 90 millions de francs germinal (soit 6 années de recettes budgétaires de l’Etat haïtien) grâce au “Traité de l’amitié” signé en février 1838 avec Louis-Philippe. La partie orientale de l’île, ancienne colonie espagnole, refuse de participer au paiement de l’indemnité allouée aux anciens colons français et se sépare en 1844 pour reprendre ses frontières antérieures de 1776.
La Caisse des Dépôts et Consignations, institution financière publique, est désignée pour récolter le paiement de l’indemnité demandée à Haïti au nom de l’État français. Pour payer cette somme, le peuple haïtien a dû s’endetter jusqu’en 1946.
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