Un cousin maternel attaché à la tradition et artiste autodidacte m’a instruit sur le mode curieux de création chez les Bété anciens. L’artiste déposait une pièce de bois entamé avec du charbon, à un carrefour très fréquenté. Les passants initiés comprenaient qu’ils étaient invités à tracer avec ce charbon des suggestions sur la forme esquissée dans le bois, suggestions que l’artiste appréciait et prenait en compte ainsi de suite jusqu’à ce que à un certain avancement de la création aucune suggestion ne se présente plus. L’œuvre était alors supposée terminée et l’artiste mettait fin à l’ “appel à la cocréation” des initiés en la rangeant dans la case sacrée réservée aux supports des esprits “domestiqués “. L’activité créatrice se déroulait sous le signe de la collaboration de « ceux qui voient clair » sans doute parce que l’objet d’art, « Kouè-you » (de Kouè : Mort et you : enfant) autrement- dit l'”enfant de l’Autre monde”, était destiné à apporter le message des ancêtres à la société des vivants et à lui servir de principe de cohésion. Le souci de rendre raison de ce mode de création insolite oblige à postuler qu’il dut faire son apparition probablement lorsque les conditions propices aux réunions des initiés dans les grottes sacrées ne furent plus réalisées sans doute interdites par les autorités coloniales. La nécessité impérieuse de garder le contact avec les ancêtres a pu suggérer cette démarche qui consista à collaborer de manière fortuite avec les initiés de passage. Dans le même ordre d’idée, je ne résiste pas au désir de parler du “didiga” : le “didiga” ou l'”art des chasseurs bété” adapté au théâtre par l’immense dramaturge Bernard Zadi d’ethnie bété. Didiga signifie littéralement : « dire les déchets ». En effet, dans la société bété ancienne au cours des soirées qui précèdent une expédition de chasse, les hommes adultes se réunissaient et avaient le devoir d’évacuer verbalement toutes les « vilaines choses » qui les habitaient, jusqu’à ce que, au petit matin de la dangereuse expédition, apparaisse le « filet de la parole » symbolisé par le filet de chasse. L’intérêt capital du « dire le déchet » avant la chasse était la nécessité d’empêcher les accidents éventuels où en croyant embrocher l’animal pris dans les filets on blessait mortellement son voisin objet d’une haine inconsciente. Le didiga s’avérait donc comme une activité purificatrice, cathartique, précédant la chasse. Les initiés Bété pensaient que la vie en société était comparable à une expédition de chasse et que le didiga était nécessaire pour initier les hommes au «vivre ensemble». C’est pourquoi la psychart-thérapie se considère comme l’héritier naturel du didiga car, en faisant la promotion des formes préverbales chaînons du Langage structurant elle initie elle aussi à la vie sociale.
Selon Larem les Bété disent qu’ils sont descendus du ciel sur une chaîne. Nous nous autorisons à ajouter : du Langage qu’ils ont eux-mêmes créé grâce à l’activité artistique sous- tendue par le Verbe. La conception de la création artistique que je viens de mentionner est un démenti cinglant infligé aux ethnologues comme Denise Paulme qui, dans son livre sur les Bété «une société d’hier et d’aujourd’hui», ont prétendu que les objets d’art n’existaient pas chez les Bété anciens, peuple foncièrement guerrier qui aurait consacré toute son énergie à faire la guerre, affirmation que nous récusons : s’il y a une théorie de la création artistique, il doit bien y avoir une activité créatrice et des produits de cette activité créatrice ! L’idéologie ivoirienne fit son «chou gras» de l’aubaine que lui offrit le préjugé colonial : savoir que le Bété est un être paresseux, un sauvage sans culture qui a ignoré l’art de tailler des masques. Les nouveaux dirigeants n’hésitèrent à tirer profit de cette opportunité pour confiner ce « Nègre des Nègres » ( singulièrement le bété de Gagnoa) en marge de la vie de la jeune nation. C’est pourquoi personnellement, je suis heureux d’apprendre de mon ami Larem qu’il existe bel et bien des collections de masques Bété et qu’il me propose de faire la préface à l’édition de son prochain livre sur «les Masques Bété». A la vérité, je n’ai jamais accrédité la propagande selon laquelle le Bété est un sauvage sans culture. Mon milieu de vie riche en valeurs traditionnelles ne me le permettait pas : tout petit, dans le salon de mon oncle Grobli Gnébri juge coutumier, j’avais vu des statuettes d’ancêtres et je ne pense pas que cette personnalité-référence se soit amusée à décorer son salon avec des créations étrangères ! Et ma mère m’avait dit qu’en revenant du champ au « quartier soleil » de Gagnoa, elle avait l’habitude de déposer son chargement sur la colline des Diankè où les marchands dioula vendaient des masques, pour la seule satisfaction de contempler ces «Kouè-you». Si les Bété avaient ignoré la statuaire, pourquoi les productions de celle-ci avaient-elles un nom dans le dialecte et pourquoi une ménagère prenait-elle plaisir à les contempler au bord de la route au lieu de rentrer rapidement chez elle pour se reposer des durs labeurs champêtres ? Ma mère m’a assuré que la contemplation de ces kouè-you lui «parlait» et la reposait de sa journée ! Ayant donné mon accord enthousiaste, Alain m’envoie son texte et les reproductions des masques Bété par email. Je découvre ceux-ci dans l’éblouissement. Alléluia ! Je m’empresse de tourner les pages et au fur et à mesure je découvre des œuvres d’une facture qui me remplit d’étonnement et de fierté ! Des masques dont l’originalité apporte incontestablement un « plus » à la connaissance que le monde a de la créativité artistique africaine. il est déplorable que les motifs bassement politiques on est gardé ces œuvres dans des tiroirs jusqu’ici. Singulièrement ces masques dits « araignées » (p17) dans lesquels je verrais plutôt des cloportes ou des mille-pattes couchés sur le dos : pour exprimer la capacité qu’ils ont d’ « embrasser » le globe terrestre ? Et des maques funéraires (p 11) à la tristesse et nostalgie inégalables.
On a cru avoir tout dit en proclamant que les masques bété sont des imitation des masques wè. Je dirais plutôt que les masques bété dida niaboua wè guéré ont un air de famille parce qu’ils sont les produits de l’expression créatrice diversifiée de l’aire de la « civilisation krou ». Pour les analystes de l’« Art africain » (notre ami Larem aussi) les masques bété, comme les masques wè ou niaboua inspirent en général la terreur parce que leur fonction est d’effrayer la population non initiée afin de les tenir dans l’état de soumission. Notre expérience d’artiste et de psychanalyste (psychart-thérapeute) nous autorise à penser que la préoccupation qui préside à la création originale est l’exigence de « maîtriser » les pulsions qui de l’intérieur menacent l’organisme. Autrement-dit : l’intention qui détermine la création est de mettre à mort les bêtes féroces : lions panthères léopards hippopotames qui infestent la Forêt intérieure à l’image de la jungle extérieure. C’est ainsi que l’homme primitif paie son droit d’entrée dans la société des hommes. La fonction primitive de l’objet d’art n’est donc pas «le pur plaisir des yeux » qui n’existe que pour l’esthète d’aujourd’hui aliéné au «jouir» parce qu’il est délivré du souci mordant de subsistance, mais la conquête du Langage qui confère la maîtrise symbolique de la Nature. Et si l’artiste créateur orne ses œuvres avec les crocs de panthères de léopard ou de cranes d’hippopotame c’est pour proclamer son triomphe sur ces bêtes féroces qui règnent sur la forêt intérieure : ce sont les trophées dont la fonction est de témoigner de sa maîtrise symbolique . Le masque et ses accessoires constituent donc un Langage grâce auquel l’homme a fait le passage du champ imaginaire au champ symbolique et on est fondé à dire que plus le masque est terrifiant plus dangereux fut l’affrontement pour accomplir humain par la conquête du langage!
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