S’il est tentant de faire de Grobli Zirignon un penseur parmi les anciens, ce serait à cause des thèmes de l’existence, de la vie, de la mort, du statut de l’homme, sa destinée et ses relations avec le monde et Dieu, sur lesquels il porte son regard. En particulier l’homme chez Grobli est un être à la croisée des chemins d’un vouloir-être profond. Mais celui-ci se trouve défini dans une double confrontation, à savoir premièrement, la grande solitude originelle et le silence dont son individualité se trouve naturellement entourée, et deuxièmement, les efforts de structuration personnelle par laquelle il doit se distinguer à la fois dans sa socialité et la sociabilité organisée, toutes deux, constitutives de son humanité.
Par la prise en main de cette double confrontation, le philosophe Grobli Zirignon rend actuelle, à sa façon, le thème de l’homme face à son destin. Il faut remonter à Eschyle ou à Sophocle pour voir avec quel art et profondeur cette question peut être traitée et comment, Grobli, lecteur et admirateur d’un Sophocle, inspiré au passage par les parfums de la dialectique hegelienne, a constitué son point de vue sur la situation de l’homme dans le monde et dans la société.
Grobli Zirignon , en effet, défend un homme, spécimen unique, en marche vers une réalisation de soi consciente et progressive, mais dans une société d’hommes voulant chacun, le meilleur pour soi. On voit par là que l’homme de Grobli se bat nécessairement sur deux fronts. Dans son existence, il rencontre une adversité originelle liée à la nature même de son être mais aussi une adversité sociale et sociétale liée au fait qu’il vit avec et contre des hommes. Et c’est ce mélange d’ancien et de moderne qui donne à la pensée de Grobli ce caractère baroque, dans le sens où ce mot désigne la marche sinueuse et pleine, remplie d’énergies et de surprises poétiques, artistiques, philosophiques et dans laquelle l’esthétique elle-même enroule des synthèses d’idées apparemment sans relation les unes avec les autres sur des espaces cohérents.
I- Grobli Zirignon : une pensée de l’homme en marche vers lui-même ?
Il n’est pas aisé de suivre la pensée de Grobli Zirignon, tant l’auteur qui est artiste, peintre et sculpteur lance sur ses feuilles des aphorismes, véritables jets d’idées qui sont autant de pierres qu’il se met ensuite à tailler et à polir au fur et à mesure qu’il avance sur un itinéraire imprévisible. Autrement dit, il est impossible pratiquement, de faire une lecture linéaire de Grobli. Ce point de vue est aussi celui de Tanella Boni .
En effet, pour la Professeure Boni, notre auteur marche avec des « …pensées éclatées mais ô combien cohérentes, circulaires, s’ordonnant comme une série de spirales à centre unique » . C’est dire que dans ses écrits, Grobli ne fait pas de démonstrations logiques. Il affirme et ensuite, décline, comme un tailleur de pierres, au moyen des ciseaux, sous ses aspects divers, la sculpture vivante qu’il entend dévoiler. On n’a donc pas compris Grobli si on n’a pas achevé de le lire. Et achever de lire Grobli, c’est penser qu’on l’a surpris et débusqué au milieu des images à la fois colorées et décolorées dans lesquelles il enserre ce centre unique dont parle si bien le Professeur Tanella Boni.
Dans ce style hermétique, sous la cadence des sentences et des aphorismes, il faut quand-même arriver à discerner l’ossature du questionnent, qu’il plaît à l’auteur de cacher comme dans une peinture kafkaïenne. Grobli peint, sculpte, mais sa pensée demeure cachée. Cependant, comme il y a toujours un plus malin que soi, le Professeur Boni nous fait l’heureuse annonce de l’avoir débusqué. La pensée profonde de Grobli serait, selon elle, un refus, une contestation permanente du «…principe perpétuel d’anéantissement ou d’aplatissement auquel nous sommes exposés » . Et c’est ce que nous résumions plus haut dans l’idée de la double confrontation de l’homme avec sa destinée, l’homme face aux deux catégories de forces dominantes citées.
1- Qu’est-ce donc que l’homme, dans la pensée de Grobli ?
Réfléchissons à la lumière de son ouvrage Philosopher sur l’existence , les 07 chapitres de l’ouvrage résumant suffisamment la pensée de l’auteur. L’homme est avant tout (chapitre 1), comme imbu de force et de volonté, sources d’« une guerre de tous contre tous où celui qui bénéficie d’un Nyama plus puissant est le prédateur dont l’appétit « fait loi » . C’est l’état de nature, et nous voici renvoyés à Hobbes et Rousseau. Le Nyama étant cette force autoritaire qui fait la loi du plus fort, selon l’auteur, « L’homme en tant que tel n’a pas sa place » dans un monde gouverné par le seul Nyama. C’est ainsi que « le désir de savoir », apparaît au chapitre 2, comme la condition de l’humain. « Sans le désir de savoir, l’homme croupirait dans les « ténèbres de l’ignorance ». Le désir de savoir arrache l’homme à sa dominance et le jette sur les sentiers épineux de la Quête du savoir ! » … Ce désir de savoir est le Père de l’être humain car c’est lui qui l’incite à se délivrer de l’état d’aliénation dans la Nature pour partir à la recherche de la vérité et de l’être » .
Mu donc par la recherche de la vérité et de l’être, l’être humain est un grand solitaire. Il devient, chez Grobli, « L’existant qui n’en revient pas d’être là ». On peut le dire : dans la pensée de notre auteur, seul sur son île, l’homme se pose des questions : il se demande qui il est et ce qu’il fait là.
Alors il se met en chemin, il se cherche. Grobli dit qu’il entreprend le voyage. Un voyage initiatique qui le conduira vers les autres et vers lui-même. L’être en marche n’est pas l’être recherché. L’être en marche est un anonyme parfait. Il n’est pas l’homme d’une culture ni d’un pays, ni d’une société. Car jamais Grobli n’a créé de personnage. Créer un personnage, c’est donner un nom, une image, c’est faire exprimer des émotions, des pensées, des arguments par des êtres imaginaires pour agir et se justifier dans une existence qui, quoique imaginaire, est présentée sous une contrainte humaine réelle.
Dans toutes ses œuvres, c’est Grobli qui parle de l’homme. Celui-ci est muet quoiqu’il porte les attributs d’un être qui s’exprime. L’auteur le dit, il acquiert le verbe grâce à la communauté au sein de laquelle il se glisse. Mais l’homme de Grobli ne parle pas. Agit-il ? Oui ! « Mais au contraire du sage qui ne sort jamais, l’« angoisse de la solitude » sort l’existant de sa coquille et dans la Pirogue du langage le conduit vers la communauté ». L’homme dont il est question, est tout entier dans le refus du subissement où l’entraîne sa solitude originelle. Au sein de la communauté, l’autre voudra lui appliquer son Nyama, mais lui aussi peut se faire l’apprenti de ce dernier, c’est-à-dire apprendre la violence et l’exercer. Ce qui rend nécessaire l’appréhension de la loi.
Dès lors, en nous attachant à la lecture de cet ouvrage, l’homme se définit comme un être jeté dans le monde à califourchon sur la terre, il doit définir son propre chemin ; et c’est cela, exister : savoir qui l’on est, et se faire par le travail, la créativité, l’inventivité. Exister, c’est sortir de soi pour aller à la rencontre de l’autre, marcher vers l’autre et s’enrichir de lui au moyen du verbe.
Mais sait-on ce qu’il adviendra de l’existant, le chercheur de vérité, dans cette quête ?
2- Un jeu nocif de l’arbitraire dans la quête de l’homme
Comme on ne peut savoir d’office ni l’itinéraire ni la manière dont s’achèvera « le voyage initiatique », on peut que supposer l’effet de la marche qu’une personne mène et que l’on nomme une rencontre, est avant tout l’aventure d’un être à l’« encontre » d’un autre. Car dans ce voyage, l’être ou la vérité rencontrés ne sont pas toujours ce que l’on a soi-même désiré.
En effet, que l’autre soit une personne ou une entité quelconque, la rencontre de l’autre conduit le plus souvent à un péril plutôt qu’à un bien. Il y a donc un risque mortel dans l’effort de recherche de la vérité et de l’être. En cela, l’homme de Grobli, l’existant à la recherche de l’être et de la vérité n’est pas un être heureux et sans souci. Il est au contraire un être qui souffre d’un « malaise dans la société » (Freud). Il souffre de ne pas savoir qui il est, et pris dans le tourbillon des questions, il est plutôt inquiet.
C’est ainsi que la pensée de Grobli rentre, en notre sens, dans la panoplie des tragédies et du pathétisme tel qu’on en trouve chez un penseur comme Sophocle . Grobli ne dit-il pas que l’homme est un grand solitaire, appelé à se découvrir, mais par le combat ? Ce combat, l’Œdipe solitaire l’a certes sublimé par l’effort de l’homme pour se délivrer de l’oppression d’une volonté supérieure dans l’œuvre de Sophocle, mais il l’a quand-même mené d’abord contre son propre géniteur à un « carrefour » de la vie et de la mort et ensuite contre un monstre dévoreur d’hommes. Grobli, lui, concentre ce combat dans le symbolisme de l’art, de la créativité et du travail, comme chez le Freud, et en définit une méthode efficace : « le grattage ».
Plusieurs de ses ouvrages permettent de cerner cette méthode . En effet, pour se trouver et savoir qui il est, l’homme doit gratter la matière, enlever les immondices dont sa face se trouve couverte du fait de son existence, en communauté. Mais gratter la matière, est-ce autre chose que frayer en soi-même le plus profondément ? Comme le laboureur, il faut gratter, sarcler, découvrir la meilleure partie de la terre avant de semer, planter, embellir ce que l’on a passé son temps à gratter. Pour aller à l’achèvement, Grobli propose, par la suite, l’autre aspect de sa méthode qui consiste à « gribouiller ».
Gribouiller, c’est prendre de la craie et mettre de la couleur là où l’on veut, librement, ce qui est une façon de refaire le monde avec une force et une énergie propres à soi. Gribouiller, c’est donc créer, faire paraître le caché, l’exposer. Mais qu’est-ce qui est caché si ce n’est notre perception de la réalité ? En faisant sortir ce que l’on a en soi, le gribouillage fait de nous des êtres qui s’exposent au regard et à la critique des autres.
On voit ici se dessiner une différence notable entre Grobli et Sophocle. Tandis que la quête de la vérité chez ce grand penseur grec a abouti à une blessure morale inguérissable, une découverte horrible et conduit le fils de Laïos à se crever les yeux, chez Grobli, au contraire, la fin de l’histoire présente l’homme plutôt sous des auspices optimistes. Constructive, la fin du voyage chez Grobli, restaure la personne humaine par la guérison. C’est dire que la tension impulsive provoquée par le Nyama originel et qui pousse le moi à sortir de soi comme désir de savoir, constitue un ressort efficace pour mettre de l’ordre au cœur de l’individu. Les pulsions internes maîtrisées sont restituées dans le verbe, le grattage, le gribouillage comme autant d’énergies bénéfiques à l’individu et à la société. L’homme qui accepte de gratter, de gribouiller pose un acte cathartique de restitution de soi à soi. Telle est, sans doute, la raison qui a prévalu à la naissance de la Psychart-thérapie dont Grobli est mondialement reconnu comme l’auteur et l’inspirateur, une méthode de suivi de l’homme aliéné, pour lui permettre de donner un sens à son existence.
L’individu pourra culminer au sommet de la société, porter les titres les plus prestigieux, mais il ne sera jamais lui-même si, couvert de tant d’oripeaux, il ne peut se convaincre, en son for intérieur, d’avoir trouvé le vrai sens de son existence. Celui-ci est révélé dans la foi. La foi, non pas celle, illusoire que les religions inculquent, ou que par des passions ou des pulsions aveugles des foules craintives et enivrées créent artificiellement, mais l’engagement à se réaliser par des choix responsables et laborieux. Grobli écrit : « Sans la vérité sur sa destination finale l’homme n’existe pas mais survit dans l’errance et la déréliction. » Ce qu’il affirme autrement lorsqu’il écrit : « Avoir la foi c’est choisir le parti de l’« espoir » devant l’inconnu. » Voilà pourquoi, dit-il encore, « Les hommes « sans foi ni loi » (non structurés) sont à l’origine de la mort et de la désolation qui règnent dans le monde ». Il faut faire sa catharsis pour se découvrir et pouvoir agir et espérer comme cela se doit. C’est la voie de la psychart-thérapie.
L’espoir, moteur et transfigurateur de l’homme de foi chez Grobli Zirignon
Pour refermer cette brève lucarne sur la pensée de Grobli Zirignon, arrêtons-nous un tant soit peu sur cet aspect de l’optimisme du philosophe, à savoir le rôle de l’espoir et de la foi dans l’existence de l’homme.
Il y a, assurément, un devenir du monde dans ce vouloir-être universel auquel rien de ce qui existe n’échappe. Cela, le Maître, l’artiste, le philosophe me l’a dit un jour de février 2023, après une rencontre à laquelle il avait invité des intellectuels. Il disait qu’un désespoir latent entraîne les hommes vers les conflits et le néant, mais les courageux, c’est-à-dire ceux qui ont la foi s’en sortent toujours.
Cette pensée sentencieuse, je ne l’ai comprise que, lorsque j’ai essayé de regarder de plus près les activités de celui qui parlait. J’ignorais son âge au moment où il me parlait. Mais l’homme qui est né en 1939 au village de Babré (Gagnoa), parti, selon Tanella Boni en France en 1952, à peu de choses près, l’année de ma naissance, je l’ai trouvé assis, une pile de plus de quinze ouvrages devant lui, sans compter les articles sur la psychart-thérapie en ligne qu’il continue de produire. J’étais avec mon jeune frère, Professeur de lettres, Blé Théodore. Comment un homme, auteur d’une œuvre aussi immense arrivait-il à vivre dans le plus pur anonymat dans son pays ? demandai-je à mon compagnon lorsque nous fûmes seuls. « C’est ce que tu vois-là ! me répondit-il sans plus ». Mais je voyais en lui à peu près le même dépit qu’en moi.
Tout bien pensé, Grobli Zirignon, écrivain, peintre, sculpteur, philosophe, c’est une ligne de conduite. Celle d’un homme voulu et fait par soi-même. Un exemple de vie. N’a-t-il pas écrit : «La création originale fait de l’artiste le serviteur de Dieu car créer authentiquement c’est reproduire l’œuvre autrement dit en assurer la maintenance » ?
Ainsi, pour Grobli, « avoir la foi c’est inconsciemment s’identifier à Dieu et reproduire son « Geste créateur ». L’homme de foi est à la fois un créateur et un homme transfiguré. Victor Hugo dans La Légende des siècles, dit de l’homme transfiguré : « Le grand souffle vivant, ce transfigurateur lui mettait sous les pieds la céleste hauteur ».
L’homme de foi, l’artiste authentique, cet avatar de Dieu, est donc un grand parmi les hommes, mais il est néanmoins « celui qui gratte ». Car gratter, frotter pour faire ressortir la vérité, c’est aussi effacer des images toutes faites de soi-même et des autres pour que chacun écrive sa propre vérité. Le refus de l’aplatissement, on le comprend maintenant, c’est le refus des opinions, c’est la libre contestation et l’affirmation de soi comme sujet, volonté rationnelle dans une société qui a besoin de vérité. A la limite, c’est même renoncer à ce que l’on croit être pour se projeter dans la sphère des dieux. C’est encore la catharsis en action.
Grobli n’est pas le seul à penser cet effort de l’homme de foi, l’artiste authentique. Dans l’Odyssée, Homère, ce créateur légendaire n’a-t-il pas poussé son héros Ulysse à ce même effacement de soi ? Dans la tragique scène de dialogue avec le Cyclope, le rusé Ulysse avait déclaré en réponse à la question du monstre : « Mon nom est Personne ». En ne disant pas son nom, Ulysse s’offensait. Il renonçait à son identité, ce qui était contraire à la morale héroïque d’un achéen de pur sang. Mais, par cet acte, il entrait dans l’anonymat symbolique grâce auquel il allait échapper au courroux du dieu Poséidon, père et protecteur du Cyclope.
Ainsi en est-il de l’artiste, créateur symbolique répétant le geste créateur du divin. Par cette capacité à reproduire l’œuvre de Dieu, l’artiste transmet l’espoir et fait regarder l’aurore. Exactement comme Ulysse dans ce voyage à risque a su garder l’espoir de retrouver son pays natal ainsi que son épouse Pénélope, l’artiste regarde l’avenir avec foi et courage, deux valeurs intimement liées chez Grobli qui écrit : « Comme la traversée du désert la quête de soi confronte l’existant à des mirages fatals à la plupart. La foi qui « résiste » est nécessaire pour survivre et continuer le voyage (difficultueux) de l’existence ». C’est dire que, lorsque le bateau fait naufrage, quand la société va à la dérive, c’est vers l’horizon que le peuple tourne son regard. Un phare silencieux s’y trouve peut-être : c’est l’artiste, le philosophe qui a gardé espoir qui montre le cap.
Un dernier effort collectif peut donc sauver une société des immondices si elle accepte de chercher son vrai visage, et si, malgré les turbulences et les monstres rencontrés sur le chemin de son évolution elle sait garder l’espoir. Le génial Ulysse l’a fait. Tel un astre éperdu finit par entrer dans le ciel en sa mansion, il a retrouvé son royaume. Mais cette société-là doit sortir de ses égoïsmes narcissiques, se refaire par un effort de dépassement où elle se laisse entraîner par divers vents contraires, si elle veut réellement se régénérer.
En guise de conclusion
On pourrait se contenter d’affirmer que chez Grobli Zirignon, l’homme est en proie aux doutes dans lesquels il est plongé sans le vouloir, à cause des contradictions sociales et des incertitudes qu’il développe en lui-même et sur son être véritable. Mais, soutenu par la foi, il est capable de s’en sortir. La foi dont il s’agit, c’est le courage et la persévérance avec lesquels l’homme, individu et collectivité, doit apprendre à se remettre en cause afin de mieux comprendre et assumer son existence.